Ô RAGE
La personne qui manque du courage de se faire connaître au-delà du pseudonyme de «NIMH», un des fondateurs du webzine RAGE, a publié il y a quelques mois un «Traité Néoréactionnaire». Cet article entreprend de faire la critique de ce livre, et au-delà du livre, celle des thèses et de la posture pseudo intellectuelle de son auteur.
Je ne me serais pas lancé dans la lecture, encore moins dans la critique, d’un tel ouvrage si son auteur, depuis bien des mois et d’émois, ne laissait entendre à qui veut bien l’écouter que ses belles théories seraient à la fois compatibles avec les thèses libertariennes, mais surtout ô combien supérieures. Hélas il n’en est rien, mais alors rien du tout. Comme dirait La Fontaine, nous l’allons montrer tout à l’heure.
Mais avant de plonger dans les arguments de ma critique, il me faut consacrer quelques lignes à rappeler quelques fondamentaux de la doctrine libertarienne, car ils serviront de guide à ma façon de mener cette critique. Bien plus, la structure même de l’ouvrage montre clairement que ces éléments ont guidé NIMH dans l’organisation de ses premiers chapitres, pour tenter de poser la supériorité de «l’accélérationnisme».
Axiomatique & Praxéologie
De même que Ludwig von Mises consacra des efforts importants à établir l’axiome de l’action humaine comme la brique de base incontestable de toute la théorie économique dite autrichienne, Hans-Hermann Hoppe a consacré tout un ouvrage pour faire de l’axiomatique de l’argumentation le point de départ, tout aussi incontestable, de la théorie du Droit naturel qui fonde la doctrine libertarienne. Le but, pour Hoppe, était triple : rendre le Droit naturel (ou le Principe de Non-Agression) incontestable ; l’établir comme brique de base de toute société civilisée ; l’établir de même comme — seule — base de la doctrine libertarienne.
À partir des apports de Mises, Hoppe a fait un autre travail fondateur tout aussi important, cette fois dans le domaine de la méthodologie applicable à toutes les sciences sociales. Dans son «ESAM», livre court mais essentiel, il établit de façon tout aussi irréfutable qu’il n’est pas possible (valablement) de parler de démarche scientifique dans le domaine des sciences sociales sans que cette démarche suive les modes de raisonnement hérités de la praxéologie de Mises : individualisme méthodologique, action humaine, a priorisme déductif, l’intérêt personnel pour motivation. Toute autre approche ne peut relever que de la fumisterie.
Pirouette des Premiers Chapitres
Pourquoi cette digression théorique ? Parce que pour écrire son ouvrage, NIMH avait le choix entre deux stratégies en termes de méthode. Lui qui se dit volontiers «libertarien, mais en mieux», ou toute chose équivalente, ne peut donc ignorer (savoir tout autant que négliger) les deux points méthodologiques précédents. Quand on est libertarien, encore plus quand on se réfère à Hoppe — ce qu’il fait plusieurs fois — on ne peut se placer hors de ces deux points. Dès lors, la première option qu’avait NIMH, c’était de devenir un sur-Hoppe (il aime bien les «surhommes»1), un libertarien plus que libertarien, un libertarien «accélérationniste»2. Et cela était tout à fait possible et cela aurait pu sans aucun doute donner un ouvrage très intéressant, du moins sur le papier. Mais qui aurait exigé un grand niveau de rigueur, qui est absent de ce volume.
Mais NIMH préféra prendre l’autre piste. Celle du gloubi-boulga. Cette autre piste nécessitait de commencer par tuer le Père, pour pouvoir fonder sa nouvelle légende, sa nouvelle bible. C’est ainsi donc que NIMH entreprend dès les premiers chapitres — les 50 premières pages — une longue “démonstration” laborieuse de l’erreur hoppéenne : en fait non, Hoppe se trompe, son axiomatique ne tient pas la route, dit-il. Il faut bien voir que cette étape était essentielle pour lui, car elle lui aurait permis de faire sauter deux lourds verrous. D’une part, il se plaçait en meilleur théoricien que Hoppe lui-même, donc en roi des libertariens, et d’autre part la voie lui était alors libre pour délirer à sa guise pour redéfinir ce que civilisation et avenir veulent dire.
Seulement voilà, le roi est nu, la rigueur est absente et la pirouette est un peu trop grosse. Le baratin verbeux ne fait pas l’argumentaire. Nous l’allons voir tout à l’heure.
Wittgenstein vs Liechtenstein
Ainsi, dès ses premières pages — en fait dès le premier chapitre après l’Introduction, déclaré traiter d’épistémologie3 — NIMH fait référence à Hoppe et à son célèbre axiome de l’argumentation, dont il entend donc se débarrasser pour ses thèses.
Dès le haut de la page 35, on trouve cette reprise de Hoppe (je ne l’ai pas vérifiée) :
«Le second axiome est le soi disant «a priori de l'argumentation» qui stipule que «les humains sont capables d’argumenter et connaissent donc la signification de la vérité et de la validité.»
NIMH, croyant trouver là la faille dont il a besoin, rebondit sur cette formulation et s’empresse de commenter ainsi, pour souligner la faiblesse qu’il identifie :
«Puisque vous lisez ce livre, vous acceptez de vous engager dans une argumentation avec [moi]. En vous livrant à cet acte, vous acceptez de facto de considérer ces propositions, afin de leur conférer un statut de vérité ou de fausseté. Vous avez donc déjà accepté le fait que des propositions puissent être vraies ou fausses, donc que la vérité existe. Serait-ce aussi simple ?»
Plus tard dans ce chapitre, il noircit des pages entières à tenter d’exploiter ce détail. En substance, sa thèse consiste à dire :
Ainsi, l’axiome de Hoppe repose, même si implicitement, sur l’hypothèse que la vérité, la Vérité avec un grand V, existe.
Or Ludwig Wittgenstein — et d’autres sans doute — a établi que la Vérité est toujours relative, car le langage est toujours un outil imparfait pour la décrire.
Dès lors, si la Vérité n’existe pas, on ne peut en faire l’hypothèse pour un axiome.
L’axiome de Hoppe, fondateur de la doctrine libertarienne, est donc prouvé caduc.
Manque de bol, et je riz du manque de bol, Hoppe ne fait nullement cette hypothèse. Il suffit de revenir aux extraits ci-dessus pour s’en convaincre. Que quelqu’un connaisse “la signification de la vérité” n’a jamais nécessité que la Vérité existe ou pas. Pour faire un parallèle, beaucoup croient en dieu, mais cela n’a jamais été une preuve de l’existence de dieu — ni de son inexistence, d’ailleurs. Il suffit simplement que les deux personnes qui se lancent dans une argumentation aspirent à l’idée qu’elles se font de la vérité. Cela leur suffit pour y croire et pour raisonner. Tout comme NIMH croit raisonner alors qu’il n’a aucune base pour son argumentation.
C’est à ce genre de sophisme, dont le livre est farci, qu’on mesure la rigueur de NIMH.
Mais il y a mieux. Car la démonstration de l’axiome de Hoppe n’a strictement aucun besoin de cette hypothèse envers la Vérité. Pour que l’axiome soit valide, il suffit que les gens — tout le monde, quelqu’un, quiconque — préfèrent se mettre en situation de négocier et de discuter — to argue, en anglais — qu’en position de lutte et de violence.
Autrement dit, ce sophisme sur la Vérité n’est même pas une précondition nécessaire à la notion même d’argumentation telle que Hoppe la décline dans son axiomatique.
Entropie Utilitariste
Néanmoins, après ce chapitre, voilà notre NIMH qui se sent enfin pousser des ailes. Libéré de la contrainte du cadre de la praxéologie et du droit naturel, il peut librement développer ses thèses accélérationnistes. Sur quoi reposent-elles ? L’entropie, d’abord.
Pour NIMH, tous les être vivants, à commencer par l’Homme, sont des “structures dissipatives” qui, dans leur activité et développement, sont toutes poussées à réduire le désordre, à réduire l’entropie — ou accroître “l’extropie”. Je ne peux lui donner tort pour ce qui concerne une amibe, dont on peut douter qu’elle ait une volonté menant son action. Mais lui qui donne à plein dans la «Volonté de puissance» de Nietzsche devrait, je crois, faire la différence entre l’amibe et le «surhumain» nietzschéen, non ?
Or pour lui, l’entropie / l’extropie est LA mesure de toute la dynamique du monde, elle est l’arbitre ultime, suprême de l’action du Vivant. Il ne semble pas voir que l’être humain possède cette différence d’avec l’amibe qui consiste précisément à disposer d’une volonté consciente et d’une subjectivité propre, un libre arbitre qui le conduit à décider d’aller chercher sa «puissance» là où il l’entend, là où d’autres n’iraient pas.
Cette démarche intellectuelle qui réduit les critères de décision à un seul axe, à une “fonction” quantifiable unique, cela porte un nom. En économie et en sciences politiques, cela s’appelle de l’utilitarisme. De nombreux articles existent sur ce blog au sujet de l’utilitarisme, celui-ci par exemple. Tous expliquent à leur manière que cette démarche intellectuelle n’est pas intellectuelle pour deux sous, car elle ne reflète pas la réalité de l’Homme, encore moins du Surhumain sans doute. Le surhumain, celui qui a surmonté la situation de simple homme, ne peut avoir la seule entropie pour Vie.
Plus concrètement, l’utilitarisme, la perception de l’Homme comme conditionné par une seule “utilité”, fût-elle l’entropie, est la porte ouverte à la dictature. La raison en est simple : toute société où le “progrès” se mesure à une dimension est vite dirigée par celui — ou ceux — qui aura à sa main les moyens de mesure et pourra dès lors exiger des humains qu’ils œuvrent à leur “progrès” défini selon sa mesure. Chez NIMH, on est à chaque page à deux doigt d’avoir le devoir d’accroître son extropie.
Par Delà le Bien et le Mal ?
Mais dans ce livre, un peu comme chez Bastiat, il y a ce qu’on voit et il y a surtout ce qu’on ne voit pas — et ce qu’on ne voit pas est bien plus significatif que ce qu’on y voit.
On y a vu la fuite de l’épistémologie, on y a vu la poursuite de l’entropie, qui le lit verra de plus la technologie omniprésente et omnipuissante. Pour NIMH, la technologie est une puissance en soi, autonome, qui est bien plus qu’un simple outil pour le genre humain. C’est elle qui nous permet et qui nous permettra toujours plus et plus vite de nous réaliser par sa capacité exponentielle à démultiplier notre extropie.
Pour preuve que NIMH voit la technologie comme une puissance autonome, lire ceci :
«Mais l’homme ne peut pas être maître de la technique, elle agit sur lui autant qu’il agit sur elle. Elle le met à demeure et l’assigne à penser et à produire, et ce, depuis toujours. Mais elle pourrait très bien se passer de l’homme, qui n’est qu’un certain agencement des gènes, si une autre combinaison de gènes s’avère plus efficace…» — Page 100.
Mais la puissance, c’est certes une belle chose, mais Hiroshima reste dans notre mémoire comme preuve qu’elle peut aussi devenir la plus horrible des choses. On ne peut faire l’impasse sur le Bien et le Mal,4 du moins pas si l’on veut penser un avenir autre que barbare, où chacun serait “libre” de trucider l’humanité à sa discrétion.
Or dans toutes ces pages de fondamentaux, une fois la pirouette pour échapper à Hoppe exposée, il n’y a plus d’attention apportée ni au Mal, ni au Droit ni à la Justice. Quelle peut être cette “civilisation” qui prétendrait dépasser les libertariens qui ne poserait aucune fondation éthique, aucune fondation de Droit et de Justice ?
Perdu dans ses fantasmes technologiques, NIMH en oublie les fondamentaux de toute société humaine ou du moins humaniste — mais se veut-il humaniste ? Il oublie complètement de nous parler de justice, de fonctions régaliennes, de contrats, de vie.
Je laisse le lecteur décider s’il voit là un avenir «néoréactionnaire» pour l’Homme.
Stéphane Geyres
Il aime beaucoup Nietzsche, connu pour son Übermensch, qui se traduit par “surhumain”.
C’est le nom que se donne le mouvement “e/acc”, qui imagine qu’ils peuvent aller plus vite et mieux que l’innovation qui viendrait du pur marché libre. Des novateurs plus novateurs que l’humanité… Une autre des multiples formes de tyrans à l’ego surdimensionné…
On est en droit de se demander s’il connaît bien le sens de ce mot, car il n’y a pas une seule page qui expose effectivement une véritable épistémologie — philosophie des sciences.
Nietzsche est bien connu pour nous avoir poussés à penser «au-delà du Bien et du Mal», mais son modèle de civilisation était la Grèce antique. La technologie y était bien sommaire. Dans un monde moderne, technologique et accéléré, il est bien peu raisonnable d’espérer la civilisation pouvoir se faire sans la moindre attention pour le Bien, le Mal et donc le Droit.
Nimh lui-même argumente sans cesse, par exemple avec des libertariens pour leur expliquer qu'ils sont trop primaires. À quoi cela lui sert-t-il si l'argumentation ne repose sur rien, si la vérité n'existe pas ?
Vérité et rationalité ne sont pas synonymes.