Le Capital : Histoires de Bouchers
Dernière partie : Pas de commerces, pas de clients ; pas de clients, pas de recettes…
Karl, le boucher «capitaliste»
Nous avons vu le capital, voici maintenant deux études de cas pour comprendre comment, dans la vraie vie, se crée, se développe ou disparaît le capital.
Karl, boucher de formation, décide de s’installer dans la ville voisine. Pour y installer son étal, il estime qu’il lui faut un apport – un capital – de cinquante mille euros, pour partie en numéraire, pour partie en emprunt. Supposons qu’il crée son activité, il part donc de zéro. C’est un vrai entrepreneur.
Karl trouve un local, s’arrange avec le propriétaire des murs pour le louer et effectuer les travaux nécessaires pour son installation. Six mois plus tard, Karl ouvre sa boutique, en espérant n’avoir rien oublié. Il est temps de voir les clients venir découvrir ses belles viandes.
À l’ouverture, combien vaut sa boucherie ? Personne ne le sait, ni ne peut le savoir. On ne connaît que le montant des dépenses engagées pour mettre en route l’entreprise. Au moment de la création, il a investi vingt mille euros, pris sur son épargne personnelle. Mais tout cela ne donne aucune information quant à la valeur, car ce ne sont pas les dépenses qui font la valeur des choses.
Ce que l’on sait c’est que notre boucher va devoir rembourser pas à pas son emprunt : capital et intérêts. Terme amusant, car ce même mot («capital») signifie cette fois «le montant principal de l’emprunt». Comment Karl va-t-il rembourser ? Grâce à son chiffre d’affaires, aux bénéfices faits sur les ventes, donc aux clients qui l’aiment bien et prennent l’habitude de venir lui acheter sa viande.
Mais il ne récupèrera pas son apport. L’apport est toujours là, quelque part partout dans sa boutique, la somme a été disséminée dans l’entreprise. Certes, au passif du bilan apparaît une ligne «capital individuel», pour vingt mille euros. C’est une valeur historique, elle est notée pour mémoire, mais elle n’est plus disponible, n’a aucune matérialité.
Prend-il un employé ? Là encore, comme le propre revenu de Karl, c’est le client qui paiera le salaire. On connaît désormais la chanson : pas de client, pas de salaire, pas de bénéfice, pas de dividendes, pas de cotisation foncière des entreprises, pas d’impôt sur la société, pas de cotisations sociales, etc.
Le temps passe.
Jour après jour, Karl prépare sa viande, ficelle des paupiettes, des gigots, des rôtis, des pâtisseries charcutières, etc. Il accueille ses clients, donne des conseils de cuisson… peu à peu il crée sa réputation, les affaires fonctionnent. Mais tout a une fin. Un jour l’âge est là.
Karl souhaite alors arrêter son activité, vendre sa boucherie. Il est propriétaire de son activité, mais pas du local, qu’il loue : il n’est propriétaire que de sa clientèle, ce qu’on appelle son «fonds de commerce».
Quelle est la valeur de l’entreprise, de ce fameux «fonds de commerce» ? Personne n’en sait rien. On le saura s’il arrive à vendre son activité. Certes, les agents immobiliers, les notaires, le fisc vont évaluer par des calculs savants, d’après les transactions qui ont eu lieu, le chiffre d’affaires des années précédentes, la moyenne du secteur. Tous ces gens évaluent, donnent leur sentiment. C’est, au sens strict, de la pure supputation. Ils lisent dans le marc de café.
Première hypothèse : Karl trouve un repreneur
Friedrich, boucher comme lui, se présente qui veut s’installer justement dans cette ville. Qu’est-ce que Karl peut vraiment lui vendre ? Sa clientèle, c’est-à-dire le fait pour les habitués de venir acheter leur viande chez lui. Combien cela vaut-il ? On verra le jour de la vente effective, pour l’instant on suppute encore, on imagine la valeur en fonction des transactions précédentes.
Le «capital», le montant de l’apport initial, est bien loin, on peut l’oublier, ce n’est que de l’histoire ancienne, ce n’est qu’une trace qui apparaît sur le papier à en-tête et le site internet de l’entreprise, si elle en a un. La valeur de la boucherie dépendra de la négociation d’aujourd’hui et de rien d’autre.
Dans le meilleur des cas, ils feront affaire, et Karl recevra de Friedrich une somme, fruit de la transaction. On peut faire tous les calculs que l’on veut, en valorisant le matériel, le réfrigérateur, l’étal, la valeur in fine sera celle que l’acheteur acceptera de verser pour acquérir cette propriété.
Si la transaction se fait, Karl disposera d’une nouvelle épargne, d’un capital, pour créer une nouvelle activité, faire le tour du monde en trottinette, devenir «végan» ou profiter de ses vieux jours.
Une fois la transaction terminée, Friedrich commence son activité, les clients reviennent – ou pas. Quelle est la valeur de la boutique qu’il vient d’acheter ? On n’en sait rien. On ne dispose que de la valeur historique récente pour nous en donner une idée, c’est-à-dire le coût de la transaction.
Deuxième hypothèse : Aucun repreneur
C’est malheureusement souvent le cas aujourd’hui dans les centres-villes. Karl et l’agent immobilier ont beau se démener, personne ne veut reprendre la boucherie. La valeur présumée de la clientèle, le fonds de commerce, baisse chaque jour par manque de fréquentation et finit avec le temps par tomber à zéro. Plus d’activité, plus de clients, plus de valeur.
Karl avait pourtant bien travaillé, il était apprécié de sa clientèle et même des autres commerçants du quartier. Mais il n’y a pas trouvé de repreneur, il n’y a pas de demande pour son offre. Les mairies s’en mêlent pour attirer un nouveau professionnel. Certaines villes comme celle de Louviers (Eure) taxent les locaux qui ne trouvent pas preneur. C’est vrai que les commerçants étant découragés de s’installer dans les centres-villes, il est urgent de punir les propriétaires de locaux commerciaux...1
Sa boucherie n’a pas de valeur
Mais Karl a encore une possibilité pour récupérer une partie de la valeur de son apport pour le local.
En effet, les clients bien sûr, les chalands, les passants ont pris l’habitude de voir une activité commerciale à cette adresse, quelle qu’elle soit. Le génie des commerçants, des «capitalistes» donc, des «bourgeois», leur a fait découvrir que ce bon emplacement pouvait avoir une valeur par sa fréquentation. À défaut du fonds de commerce, Karl peut espérer valoriser cet élément : c’est ce qu’on appelle le «pas-de-porte», ou «droit au bail», pour aller droit au but. Ainsi, une friperie ou une friterie – ou toute activité différente de la boucherie – peut s’y installer et profiter du passage.
Mais voilà. Le temps passe encore, personne ne veut reprendre le local. La valeur du pas-de-porte elle aussi descend à zéro, puisqu’avec le temps les chalands, les gens du quartier l’oublient, très vite.
Un jour, un chaland se surprend : «il n’y avait pas quelque chose à cette adresse ?» Son voisin lui fait écho : «mais si ! c’était Karl, le boucher ; il n’était pas toujours aimable, mais il savait choisir sa viande et la préparer avec habileté. Désormais, on va à l’hyper à la place.»
Karl, qui a convenablement vécu de son activité, n’a pourtant pas pu se constituer un capital, une épargne, à part quelques économies prises sur son revenu. Nous connaissons tous ces rues de nos villes dans lesquelles toujours plus de locaux se vident et se délabrent progressivement, squattés, souillés, tagués. La vie commerciale disparaît, le centre-ville se désertifie…
Cercle vicieux... Pas de commerces, pas de clients ; pas de clients, pas de recettes… Vite ! Une taxe !
L’économie n’arrête pas de se transformer, rien n’est jamais constant, rien n’est jamais acquis ; les centres commerciaux et la vente à distance ont eu raison des centres-villes, principalement grâce aux interventions des «élus» «décideurs» inspirés qui ont cru «aménager» les territoires, comme si les territoires ne pouvaient s’aménager tous seuls. De plus, il est probable que la vente à distance n’aura qu’un temps… En attendant, Karl n’a pas eu de clientèle à valoriser en guise de capital.
Où est le capitalisme dans tout cela ?
Nous avons pris l’exemple de l’artisanat, mais c’est le même processus, qu’il soit industriel, commercial, agricole ou dans le cas d’une profession libérale ou de toute entreprise. Combien d’artisans ne trouvent pas repreneurs après la cessation de leur activité ? Un très grand nombre.
On peut accumuler tout le «capital» que l’on veut, si une clientèle ne s’accroche pas, il n’y aura pas bien longtemps de création de richesse. «La plus grande des entreprises, perd son pouvoir et son influence lorsqu’elle perd ses clients», comme le dit très simplement Ludwig von Mises. C’est vrai autant pour le petit commerce, que pour les activités comme les aciéries, la production d’automobiles ou de fourchettes à dessert, de l’artisanat, de la boutique spécialisée dans le «fitness» au coin de la rue, de la fabrication d’épingles jusqu’à la formation au macramé.
Qu’importe la masse du capital, s’il n’y a pas de clients. Pourtant, les marxistes sont obsédés par le capital. Selon eux, une entreprise n’est productive que si elle crée du capital et le salarié se voit exploité parce qu’il ne récupère qu’une partie de ce capital. C’est pourquoi, le producteur indépendant n’est pas considéré comme productif, puisqu’il ne crée pas de capital et n’exploite personne. La cantatrice qui propose des concerts, fait son chemin, se crée une chaîne «YouTube» pour se faire connaitre. Elle a créé son activité et son revenu : elle a bien créé de la richesse, comme tout entre-preneur ayant trouvé sa clientèle. Pourtant, elle ne serait pas productive, selon eux.
Le boucher de Pretty Woman
Dans le célèbre film «Pretty Woman», Edward Lewis (joué par Richard Gere) est montré comme un prédateur, le prototype du capitaliste destructeur, accusé implicitement de détruire l’emploi. Il achète des entreprises en déliquescence pour les revendre par morceaux. Son âme sera sauvée par l’amour d’une prostituée, car sinon, il incarne le mâle et le Mal, le riche qui triche, l’égoïste autiste.
Dans le cas des industries Morse, celles du film, il s’agit d’un chantier naval à la dérive. Les employés voient leur outil de travail disparaître. Ils s’en indignent : «Pourtant, nos compétences, notre outil de production, c’est «un capital», une richesse !» Ils refusent d’entendre que leur entreprise ne vaut presque rien. Or il leur manque l’essentiel pour maintenir l’emploi : le client solvable. L’inventaire des matériaux, des stocks, des matériels, des machines n’ont pas de valeur intrinsèque, tout au plus une valeur résiduelle : il faut liquider, ce que va faire Edward Lewis, avec raison.
L’équipe de Lewis apprend qu’un contrat pour un bateau avec l’US Navy, est sur le point d’être signé, ce qui sauverait momentanément l’entreprise. Mais cela mettrait fin au projet de Lewis consistant à racheter le chantier naval pour une bouchée de pain et ensuite le revendre bout par bout à de meilleurs prix. Devant cette menace, Lewis ne fait pas de sentiment, il fait jouer ses relations avec un élu corrompu pour bloquer la signature du projet. Il tient le destin du chantier naval dans ses mains.
Le patron actuel, fondateur, est bouleversé parce que cette entreprise, c’est toute sa vie ; il était fier de sa réussite, de la qualité de sa production, de la compétence des centaines de salariés. Voir son bien partir à la découpe lui fend le cœur, ainsi que les salariés, les élus locaux, les syndicats. Mais il n’a plus de clients véritables. Il faudrait trouver des «capitalistes», autrement dit des gens pouvant investir des sommes colossales, le temps de trouver de nouveaux clients et de réamorcer la pompe, pour apporter une autre avance sur recette. Pour l’instant, il n’a que l’espoir d’y arriver. C’est maigre.
La nouvelle amie prostituée de Lewis, le prenant par de bons sentiments, le convainc de racheter l’entreprise pour faire de beaux bateaux… Donner un meilleur sens à se vie que de vulgairement dépecer les autres. Elle lui fait comprendre qu’il ne fait rien puisqu’il ne produit rien, comme si produire c’était bien en soi, quoi qu’il en coûte. En gros, elle lui explique qu’ils font le même métier.
À condition de trouver des clients, néanmoins, ce qui est plus difficile pour des navires que pour les charmes. Car, quand bien même l’entreprise disposerait d’un outil de production, autrement dit «du capital», en bon état, en l’absence de clients pour des navires, la priorité reste de vendre.
Au final, séduit, Edward Lewis décide de se lancer dans l’aventure industrielle. Il est sous-entendu qu’il va reprendre et relancer le chantier naval, le film nous laisse deviner sa prochaine action. Et vous, que feriez-vous ? Pour moi, la chose est claire : Quelle doit être sa priorité ? Vendre !
Alain C. Toullec
Clairement, taxer et donc punir un propriétaire de local pour ne pas avoir trouvé de locataire est bien de nature à l’aider à en trouver un, n’est-ce pas ? C’est devant la sottise de telles mesures qu’on jauge le gouffre d’inculture et d’incompréhension économique de ceux en position d’imposer les lois.
Je ne comprends pas ce passage :
"Elle lui fait comprendre qu’il ne fait rien puisqu’il ne produit rien, comme si produire c’était bien en soi, quoi qu’il en coûte."
Parce que pour moi, oui, évidemment, produire c'est bien en soi. Pourquoi ce serait faux ?
Je m'attendais plutôt à lire : "comme si le fait de revendre du matériel et en tirer un profit n'était pas de la production."