La Liberté Manifeste - Chapitre 3 #3
Le seul bien commun de l’humanité, c’est le droit. L’intérêt général est de le conserver.
(Suite de l’épisode précédent, ici.)
Iaenzen : La Justice ne peut-elle pas aussi chercher à satisfaire les questions morales ?
Stéphane : La réponse courte est : Non, surtout pas, sinon il n’y a plus Liberté.
Pour répondre à cette question, il faut revenir à la nuance faite entre morale et moralité, comme plus haut. À cet égard, le droit naturel a peu évolué dans le fond, puisque par exemple il est déjà présent dans l’Ancien Testament (« Tu ne tueras point », « Tu ne voleras point »), alors que la moralité (c.-à-d. les préférences communautaires) a bien plus fluctué et fluctue encore de nos jours.
Il faut aussi, pour mieux vous répondre sur le fond, prendre la question dans l’autre sens : pourquoi faudrait-il et que se passerait-il si la justice « cherchait aussi à satisfaire les questions morales » ? Dans une telle hypothèse, comment l’arbitre chargé du différend pourrait-il faire pour estimer le dommage subi ? Sur quoi pourrait-il faire reposer la négociation entre les deux parties en litige ? Où dans le droit et les contrats pourrait-il aller chercher les bases objectives de nature à l’aider à mener cette estimation ? Et quelle autorité aurait-il à le faire ?
On voit bien qu’une des sources de la profonde injustice des pratiques et des verdicts judiciaires en vigueur actuellement tient précisément à chercher dans cette vaine prétention à rendre une « justice » porteuse de moralité, donc toujours arbitraire car hors du droit.
Cette prétention a donné lieu par exemple à une foultitude de « grilles tarifaires » à l’usage du juge pour donner à celui-ci un semblant de légitimité à convertir divers actes en réalité non criminels ou sans gravité propre en « peine » parfaitement sortie du chapeau. Par exemple, où est le crime à rouler plus vite que la « vitesse autorisée » sur route ? Où est la rationalité à sanctionner plus un « assassinat » qu’un meurtre ? Et comment justifie-t-on le montant additionnel de la « peine » ? La victime n’y gagne rien.
Je perçois cependant que votre question cache peut-être un autre sens donné au mot « moral », où l’on y entendrait un aspect psychologique. Ainsi dans le cas d’un meurtre, la question serait celle de la prise en compte par l’arbitre (le juge arbitre) de l’affection et du traumatisme affectif résultant de la mort d’un proche, ou tout sentiment comparable selon les cas.
Si ce sujet de la réparation affective est sans conteste une vraie question, ce n’est pas l’affaire de la justice. Car ce n’est ni une question de retour au droit, ni un sujet assez dégagé de l’arbitraire et du subjectif pour espérer que le… juste y règne.
De plus en Libéralie, personne n’est en position, personne n’a l’autorité de prononcer une quelconque sanction, condamnée à tant de subjectivité - sauf si les deux parties devaient s’entendre sur une personne ou entité de leur choix, dont elles s’engageraient à suivre ses recommandations de « sanction » ou « peine », mais on ne peut pas prendre cette hypothèse pour le cas général.
Il ne s’agit pas de nier les dégâts d’ordre psychologique, mais de clarifier que la psychologie n’a rien à faire chez la justice, pas plus qu’elle n’avait à faire chez le droit, comme vu au chapitre précédent et pour les mêmes raisons. C’est parce que la justice se doit d’être froide, mais aussi que la dimension psychologique pourra être mieux traitée par ailleurs - tel l’exemple donné juste avant. Cette articulation qui sépare le droit de la moralité et du psychologique est un point majeur de progrès en faveur de Libéralie, car il élimine l’arbitraire d’une « autorité » prétendant juger ce qui ne peut se juger objectivement.
Ainsi, où, quand, comment prendre en compte la psychologie ? Rappelons qu’une partie des dommages sont de toute manière pris en compte par l’arbitre dans son estimation de la dette due par le malfaiteur. Au-delà d’une somme d’argent, selon les circonstances, l’accord négocié par l’arbitre peut tout à fait intégrer des obligations très concrètes de nature à apaiser la victime, tel un temps à consacrer à apporter des soins à quelqu’un de cher. Enfin, la réputation du malfaiteur au sein de la communauté, du territoire où il réside sera affectée, et au sein de son réseau de connaissances plus largement. Tout malfaiteur voit donc aussitôt le champ de ses possibles réduit. Et c’est en général dans ce domaine que la « sanction sociale » prend sa forme la plus systématique en Libéralie, d’une manière largement capable de dissuasion.
Iaenzen : L’ostracisme semble être un aspect clé de la vision libertarienne du traitement des criminels. Pouvez détailler pourquoi selon vous, l’ostracisme, ça marche ?
Stéphane : Une des préoccupations, certes compréhensible, dont vous vous êtes fait le témoin lors de nos échanges porte sur l’acceptabilité sociale de l’individu reconnu responsable d’un crime, spécialement en cas de crime « odieux ».
La première idée à bien saisir, que je préfère expliciter de par son importance, tient à la distinction entre la justice et l’opprobre - ou tout terme équivalent pour signifier les multiples formes de désapprobation sociale de l’acte criminel. Si l’on suppose un meurtrier, pour illustrer, le rôle de la justice et de l’arbitre ne peut pas être du champ de l’opprobre – même s’il a sans doute son propre sentiment personnel envers tout criminel – car d’une part il n’y a pas et il n’est pas une autorité sociale et supérieure qui pourrait juger moralement quiconque, et d’autre part l’opprobre est par nature et comme conséquence du point précédent un phénomène, un mécanisme social.
En Libéralie, l’opprobre se manifeste de diverses manières, mais la plus concrète est probablement dans l’ostracisme qui se met en place en réaction à l’information du résultat de tout jugement d’un criminel. Dans une société où tout passe par le marché et ses échanges libres, d’abord pour nourriture et abri, la personne qui subit un large ostracisme se trouve très vite en grande difficulté pour simplement survivre. Quand plus personne ne vous fait confiance parce qu’il est connu que vous vous êtes comporté en criminel, et que de moins en moins de gens acceptent le risque de faire affaire avec vous, ou ne le font qu’à des conditions bien plus exigeantes, votre survie est vite bien plus incertaine que n’importe quel prisonnier nourri chaque jour.
Parce qu’en Libéralie la justice ne prend pas en charge ce rôle de sanction sociale, que revendique la pseudo justice étatique, Libéralie s’organise spontanément pour que ce rôle soit joué autrement. C’est ainsi qu’émerge l’ostracisme – mais tout comme d’autres mécanismes peuvent aussi s’imaginer voir le jour. Ce qui compte, c’est de voir qu’un tel mécanisme joue à la fois comme sanction sociale forte - et pourtant totalement décentralisée et libre – et comme forte dissuasion préventive.
Reste le cas rare des délinquants récidivistes et manifestement incapables d’auto-contrôle. Leur situation se règlera d’elle-même via leur ou les assurances. En effet, devant le crime en série et la dette du criminel qui augmente, l’assureur sera légitime, au titre de la légitime défense suite au « crime de trop », à faire appel aux services de ce que les Tannehill1 appellent une « maison de redressement », où le criminel sera surveillé et conduit à produire pour rembourser sa dette au mieux.
Au final, en Libéralie, alors même que les prisons sont devenues rares et changent totalement leur finalité, alors même qu’aucune autorité arbitraire ne s’impose comme procureur, alors même que la justice dédommage les victimes sans les taxer pour loger et nourrir leurs agresseurs, le crime est nettement raréfié par la forte pression sociale dissuasive de l’ostracisme populaire qui se met en place spontanément.
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