"1984" en 2022 : Influences
La véritable fin du roman n’est pas quand Winston Smith se rend compte qu’il aime Big Brother...
« La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accordé, le reste suit. »
« 1984 », Première partie, chapitre 7
Anti-utopies
Revenons maintenant sur les rapports entre « 1984 » et les autres anti-utopies qui l’ont précédé.
George Orwell connaissait le livre d’Eugène Zamiatine « Nous autres » qu’il avait lu en traduction française1. Même si les deux textes sont très différents, ils partagent une même atmosphère lourde et sombre et dans les deux cas, le moteur du récit est une histoire d’amour interdite... On trouve également posé le dilemme du choix nécessaire (l’est-il ?) entre le bonheur et la liberté quasiment dans les mêmes termes chez Zamiatine (page 71 de l’édition Gallimard) et chez Orwell (page 370) avec l’allusion biblique en moins.
Orwell connaissait aussi bien sûr le « Meilleur des mondes » d’Aldous Huxley mais ne l’estimait pas beaucoup en tant que préfiguration du futur2. Une discrète allusion peut-être dans « 1984 » à la page 50 quand Winston « se réveilla avec sur les lèvres le mot Shakespeare. » On se souvient que « Monsieur le Sauvage », l’un des personnages principaux du « Meilleur des mondes » se conduit en héros shakespearien... Mais le roman de Huxley se situe dans un futur beaucoup plus lointain et le ton en est plus léger. Gallimard, col. 1000 Soleils (1983)
« Mais il y aura toujours, n'oubliez pas cela Winston, il y aura l'ivresse toujours croissante du pouvoir, qui s'affinera de plus en plus. Il y aura toujours, à chaque instant, le frisson de la victoire, la sensation de piétiner un ennemi impuissant. Si vous désirez une image de l'avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain... éternellement. » - "1984", page 377
La foule des couvertures, signe de la pertinence ?
Plus mystérieuse est la relation possible avec la « Kallocaïne » de Karin Boye dont l’édition suédoise date de 1940. Traduit en 1947 en français, langue que lisait et parlait Orwell3, je ne connais en anglais qu’une première édition américaine de 1966 mais peut-être existe-t-il une édition britannique antérieure.
Car les ressemblances entre les deux textes sont frappantes. Tous deux partagent la même conception d’un État totalitaire qui contrôle la vie de ses concitoyens dans les moindres détails, le monde est divisé dans les deux romans entre plusieurs « super États » concurrents, l’objectif affiché de l’État est d’affaiblir autant que possible la structure familiale et on retrouve dans « 1984 » les dispositifs de surveillance domestique inventés dans la « Kallocaïne ».
On peut même dire que le processus totalitaire va plus loin dans ce dernier roman puisque toute la population est embrigadée alors que les « prolétaires » de « 1984 » vivent leur vie sans être trop inquiétés par la Police de la Pensée... Je suis donc persuadé qu’Orwell connaissait le chef d’œuvre de Karin Boye, au moins par sa traduction française.
Un autre précurseur systématiquement oublié par les commentateurs est le grand écrivain américain de Science Fiction Robert Heinlein.
Sam Moskowitz dans son introduction au tome 1 de « Histoire du futur », de Robert A. Heinlein (éd. OPTA, CLA n°10, 1967) mentionne une de ses nouvelles datant de 1940 intitulée « If this goes on... » (en français « Si ça arrivait... ») qui préfigure tout à fait Orwell avec : « le modelage de la pensée, la télévision comme moyen d’espionnage, les tortures psychologiques et physiques raffinées utilisées pour mettre les masses au pas et consolider le pouvoir... », tout cela sur fond de dictature religieuse. Cette nouvelle fait partie du recueil "Révolte en 2100".
Robert Heinlein est également un précurseur en ce qui concerne l'heure de la haine qu'on trouve dans « 1984 ». Dans son roman « Sixième colonne », Heinlein parle chez les résistants de séance de haine, moments où ceux-ci regardent les émissions officielles du régime à la télévision (voir « Sixième colonne », éditions Terre de brume, 2006, page 54).
« - Qui vous a dénoncé ? Demanda Winston. - C’est ma petite fille, répondit Parsons avec une sorte d’orgueil mélancolique. Elle écoutait par le trou de la serrure. Elle a entendu ce que je disais et, dès le lendemain, elle filait chez les gardes. Fort pour une gamine de sept ans, pas ? Je ne lui en garde aucune rancune. En fait, je suis fier d’elle. Cela montre en tout cas que je l’ai élevée dans les bons principes. » -- « 1984 », troisième partie, chapitre 1
George Orwell
Lire 1984 ?
Alors, faut-il lire « 1984 » aujourd’hui ?
Dystopie la plus connue et la plus lue avec « Le Meilleur des mondes » d’Aldous Huxley, « 1984 » est devenu un classique de la littérature et de la politique. Il est indispensable de le lire au moins une fois dans sa vie car c’est un bon point de départ pour toute réflexion sur le totalitarisme et la tyrannie qui nous menacent en permanence.
Pour conclure, revenons au texte lui-même. Ce n’est pas toujours bien compris mais il faut remarquer que, malgré tout, « 1984 » se termine bien. La véritable fin du roman n’est pas quand Winston Smith, libéré de prison, se rend compte qu’il aime Big Brother : elle est constituée par l’appendice consacré à la novlangue. Ce texte écrit au passé et en langue courante nous explique quels ont été les principes politiques et idéologiques qui ont présidé à l’élaboration de cette langue artificielle.
Conclusion logique : la novlangue n’existe plus, la dictature « bigbrotherienne » a disparu, le capitalisme et la liberté ont été restaurés !
« À long terme, c'est nous qui l'emporterons... la botte cessera un jour de marteler le visage de l'homme, et l'esprit de liberté brûle avec tant de force dans sa poitrine qu'aucun lavage de cerveau, aucun totalitarisme ne peuvent l'étouffer. »
Murray Rothbard in "L’Éthique de la liberté" (Éd. Les Belles Lettres, 1991, page 366).
Sylvain Gay
Voir Crick (op. cit.) page 390.
Voir Crick (op. cit.) page 198 et 377.
Voir note 1 du post précédent, première référence.
Mais est-ce que les lecteurs de ces dystopies comprennent bien que ce sont justement des contre-utopies ?
D'ailleurs, est-ce que Orwell lui-même avait lessivé sa propre utopie de l'état ? Tant et si bien qu'il fournit à l'état, l'idée profonde et optimiste, qu'un jour un état puisse surgir par la force et incarner le bien qu'il distribuera à tous, sans plus se préoccuper du consentement de chacun. Et le lecteur de se perdre dans l'irresponsabilité totale, passe à côté du véritable optimisme qu'il doit soulever s'il lisait avec attention la réalité toute nue, énoncée par Murray Rothbard, rien de bien ne peut surgir par l'état, mais seulement par les Hommes clairvoyants de la Liberté qui les guide.