"1984" en 2022 : Rappels
"Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin." - George Orwell
« Au futur ou au passé, au temps où la pensée est libre, où les hommes sont dissemblables mais ne vont pas solitaires, au temps où la vérité existe, où ce qui est fait ne peut être défait. De l’âge de l’uniformité, de l’âge de la solitude, de l’âge de Big Brother, de l’âge de la doublepensée, Salut ! »
« 1984 », Première partie, Chapitre 21
De son vrai nom Eric Arthur Blair, l’écrivain britannique George Orwell est né en 1903. Il est connu pour avoir participé dans le camp républicain à la guerre civile espagnole (il a raconté cette expérience dans La Catalogne libre) et pour son engagement constant en faveur du socialisme. Il a été journaliste et a notamment raconté la vie des pauvres et des clochards parmi lesquels il a vécu volontairement à certains moments de sa vie (« La Vache enragée » ou « Dans la dèche à Paris et à Londres »).
Gallimard NRF (1950) : première édition française
Comme écrivain il fut le célébrissime auteur de « 1984 » mais aussi de la « Ferme des Animaux » dont le sujet est la dégénérescence qui suit nécessairement la victoire de la Révolution, thème qu’à gauche on nomme parfois la révolution trahie. Malade depuis des années, Orwell eut le temps de voir paraître son roman « 1984 » avant de mourir de la tuberculose en 1950.
Résumons.
Winston Smith est fonctionnaire au Ministère de la Vérité. Son travail consiste à réécrire certains documents du passé comme des articles de journaux afin de les mettre en conformité avec les évènements récents. Il est membre du Parti Extérieur, ce qui lui donne quelques privilèges, mais le place sous surveillance politique constante.
Winston a envie de se révolter mais le monde dans lequel il vit n’admet aucune révolte ni même aucune pensée déviante. C’est l’amour qui lui permettra de s’échapper un peu et pour peu de temps...
Pour Orwell, la société de « 1984 » se situe dans un futur relativement proche. Il suppose qu’une guerre atomique a éclaté à la fin des années cinquante et « qu’une centaine de bombes furent alors lâchées sur les centres industriels, surtout dans la Russie d’Europe, l’Ouest européen et l’Amérique du Nord » (page 276). Il sous-estime les conséquences d’une telle guerre nucléaire si elle avait réellement lieu et dans son récit les séquelles en sont presque inexistantes.
Quoi qu’il en soit, la Révolution a éclaté et triomphé en Occident sensiblement à la même date et l’Angsoc est devenu l’idéologie officielle de l’Océania dont fait partie la Grande-Bretagne. Au sommet de cette organisation sociale, on trouve bien sûr Big Brother tout puissant et infaillible. Ensuite vient le Parti Intérieur qui regroupe les privilégiés du système avec leurs magasins spécialisés et leurs produits de luxe (luxe tout relatif dans ce monde de pénurie, mais quand-même).
Puis le Parti Extérieur qui encadre la société et dont les membres sont étroitement surveillés et enfin les « Prolétaires », environ 85 % de la population, qui sont méprisés, manipulés, mais qui ont une vie relativement normale.
La vie de tous est rythmée par les minutes et les semaines de la haine, prétextes à des scènes d’hystérie obligatoire où les traîtres supposés sont dénoncés et insultés. Le chef de ces opposants s’appelle Emmanuel Goldstein. C’est un ancien dirigeant juif d’Océania qui est censé avoir trahi au profit de l’étranger et qui complote pour tenter de rétablir l’ancien régime capitaliste. Il serait à la tête d’une mystérieuse organisation qu’on appelle la Fraternité. Il est également l’auteur d’un livre interdit dont le titre est
« Théorie et pratique du collectivisme oligarchique ». Winston réussira à en lire le premier et le troisième chapitre avant d’être arrêté par la Police de la Pensée… Ce personnage ne peut que faire penser à Léon Trotski, le perdant de la course au pouvoir soviétique gagnée par Staline et qui finira assassiné en 1940.
Ce qui a frappé les lecteurs de « 1984 », c’est l’incroyable perversité du système politique et idéologique imaginé par George Orwell. Il s’est clairement inspiré des pratiques bolcheviques en usage en URSS à l’époque en y ajoutant une touche d’antisémitisme nazi. Puis il a tenté d’aller encore plus loin tout en respectant une certaine cohérence. La filiation avec les procès dits « de Moscou » où des dirigeants communistes historiques participaient à leur propre avilissement et avouaient des crimes inimaginables après avoir été torturés est patente. Le désir de contrôle du passé est également caractéristique, on se souvient par exemple des photos soviétiques truquées où les dirigeants qui étaient tombés en disgrâce étaient tout simplement effacés.
On sait aussi que depuis la Guerre d’Espagne, Orwell avait pris ses distances avec les communistes. Il avait été révolté par leurs méthodes et en particulier par leur désir de supprimer tout mouvement même de gauche et même révolutionnaire qu’ils ne contrôlaient pas. Il avait assisté aux affrontements entre communistes et anarchistes et entre les communistes orthodoxes et les marxistes révolutionnaires du POUM, et ce en pleine guerre civile que les « fascistes » étaient en train de gagner. Motif de révolte pour Orwell également que la partialité et le pro-communisme servile affichés par les organes de presse de gauche en Grande-Bretagne (et sans doute aussi ailleurs en Europe...).
Pour Orwell, sauver l’idée socialiste passait par la destruction du mythe soviétique. Ses grands textes politiques que sont la « Ferme des animaux » et « 1984 » sont donc aussi des textes de combat d’un anti-communisme virulent.
Les commentateurs de gauche actuels ne sont pas toujours très à l’aise avec cette réalité. Bien sûr, en son temps Orwell a été traîné dans la boue et insulté par les communistes et leurs chiens de garde. Aujourd’hui, c’est à qui expliquera que d’une part, Orwell fait une critique de gauche du totalitarisme2 et d’autre part, que les caractéristiques de la société orwellienne se retrouvent aussi (surtout ?) dans les sociétés occidentales capitalistes3. Il est vrai que ces dernières sont de moins en moins libérales et pratiquent de plus en plus ce qu’on appelle le capitalisme de connivence où de grandes entreprises agissent de concert avec les bureaucraties étatiques, au détriment de la liberté individuelle des personnes.
Folio n°177 (1977)
Reprenons.
Orwell est bien resté socialiste jusqu’au bout et a soutenu le parti travailliste britannique. Il s’est toujours réclamé du socialisme démocratique et était partisan de la collectivisation des moyens de production. Il pensait qu’on pouvait sauver la liberté d’expression tout en réprimant sans faiblesse les opposants à la révolution. Comment comprendre ces contradictions ? Il faut revenir à « 1984 » et en particulier aux textes attribués à Goldstein dont on sait par ailleurs qu’ils représentent bien les idées d’Orwell et de ses amis4.
Dans le chapitre 1 du livre attribué à Goldstein (pages 285 et suivantes de « 1984 »), il est dit que toute société depuis la préhistoire est divisée en trois classes sociales : la classe supérieure, la classe moyenne, la classe inférieure. Naturellement la classe supérieure dirige, la classe moyenne veut prendre sa place et la classe inférieure souffre (plus ou moins) en silence. Pourquoi trois classes sociales ? Pourquoi pas deux ou quatre ? Nous ne le saurons pas.
L’origine de cette structure est probablement marxiste. D’abord les exploiteurs (les seigneurs féodaux ou les propriétaires capitalistes par exemple) puis les exploités (les esclaves, les serfs, les ouvriers, etc.), ce qui fait deux classes (jusqu’ici, c’est simple, tout va bien). Mais que faire des médecins, des prêtres, des enseignants, des commerçants, des journalistes, des artistes, etc. qui ne sont pas franchement des exploiteurs pas plus qu’ils ne sont franchement des exploités ? On crée donc une classe intermédiaire hétéroclite pour sauver un système idéologique qui n’a plus grand rapport avec le monde réel.
Orwell n’a jamais réussi à se dégager de ce marxisme vulgaire qui aujourd’hui encore est présent dans beaucoup de têtes. Il n’a pas plus compris d’ailleurs l’importance de la propriété privée comme fondement de la liberté individuelle, elle-même indissociable de toutes les autres libertés.
Dans « 1984 », le progrès scientifique et technique qui a été très important dans la première partie du XXe siècle menace la hiérarchie sociale en apportant à tous une certaine prospérité et des conditions de vie inespérées auparavant. Mais d’où vient donc ce progrès sinon de l’organisation capitaliste des sociétés occidentales ? Cela, Orwell est incapable de le dire et peut-être de le voir...
Donc la révolution éclate et est victorieuse ; le nouveau système qui se met en place bloque cette évolution sociale positive en organisant la stagnation technique et scientifique et la pénurie. Dans le roman, la pénurie est donc organisée volontairement par le pouvoir. Orwell ne comprend pas que la pénurie de biens est constitutive du socialisme et du collectivisme. Les exemples sont multiples et systématiques. Et donc, dans « 1984 », la guerre permanente devient le moyen d’éviter des crises économiques dues à la surproduction. On retrouve ici l’écho d’une idée courante (mais fausse) disant que le capitalisme entre spontanément et périodiquement en crise à cause de la surproduction de biens.
On sait par ailleurs qu’Orwell n’aimait pas trop le monde moderne (« il a dit que l’Amérique serait la ruine de l’ordre moral, il a dit que plus les femmes avaient de gadgets, plus elles se préoccupaient de leur visage et de leur silhouette moins elles voulaient avoir d’enfants... »5). Son cas n’est pas unique, Aldous Huxley ou J.R.R. Tolkien partageaient des sentiments du même genre. Il est malgré tout étonnant de voir cohabiter dans le même esprit un désir de changements révolutionnaires radicaux et le refus de certaines évolutions spontanées de la société. Le mot-clef bien sûr est « spontané ». Les socialistes comme les conservateurs se méfient (pour le moins) d’évolutions sociales ou techniques qu’ils n’ont pas prévues et qu’en fait ils ne comprennent pas...
George Orwell partage aussi une conception inhérente au camps socialiste et collectiviste qui voit l’homme comme essentiellement malléable et comparable à une pâte à modeler que l’éducation et la langue peuvent façonner quasiment n’importe comment. On ne dira jamais assez le mal que cette conception que l’on sait scientifiquement fausse aujourd’hui a fait. Imaginer que l’homme est une cire vierge est le meilleur encouragement que l’on puisse donner à tous les esprits totalitaires qui ne rêvent que de créer un homme nouveau. L’histoire du XXe siècle est d’abord le récit des drames dont cette conception est la cause.
Folio Classique (2021) : une des nouvelles traductions
On touche ici aux limites de la réflexion d’Orwell qui est incapable de sortir de son cadre de pensée socialiste : une conception purement idéologique de l’Homme dépassée scientifiquement ; une ignorance des mécanismes réels de l’économie ; et enfin, un point aveugle dans sa réflexion : l’État.
Certes, dans « 1984 » il y a une découverte qui mérite qu’on s’y arrête : le goût du pouvoir pour le pouvoir : « Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution. On fait une révolution pour établir une dictature. » (« 1984 » page 371)
Réflexion d’une très grande portée et sur laquelle il faudra bien revenir. Le pouvoir est une drogue, la pire des drogues. Nombreux sont les hommes prêts à tout (en tout cas à beaucoup) pour un peu de pouvoir. Dommage que cette constatation ne débouche pas chez Orwell sur une réflexion sur le rôle et l’état d’esprit spécifiques des hommes de l’État, comme les appelait Frédéric Bastiat.
À suivre…
Sylvain Gay
Titre original : « Nineteen Eighty-Four » (1949) - Traductions françaises : 1 : « 1984 », traduit par Amélie Audiberti, éditions Gallimard (1950) ; nombreuses autres éditions dont Le Livre de Poche et surtout Folio n°822 (1972). Les pages mentionnées ici font référence à cette dernière édition. 2 : en 2021, George Orwell étant mort depuis soixante-dix ans, son œuvre est tombée dans le domaine public. Du coup, plusieurs éditeurs français ont publié de nouvelles traductions de « 1984 ». À l’heure où j’écris ces lignes, quatre d’entre elles ont déjà été éditées. Il existe donc désormais cinq traductions différentes en français de ce roman.
Voir « George Orwell, une vie » par Bernard Crick (Points Seuil n°B3, 1983) chapitre 17 : « Les derniers jours et 1984 » mais aussi « Orwell ou l’horreur de la politique » par Simon Leys (éd. Hermann, col. « Savoir », 1984). Simon Leys est devenu célèbre dans les années 70 en étant un des premiers à dénoncer les crimes abominables commis par les communistes chinois sous la direction de Mao-Tsé-Toung. Il faut lire ses « Essais sur la Chine » (collection Bouquins, éditions Robert Laffont, 1998) et se rappeler que ces textes ont fait scandale à l’époque. L’insistance de Simon Leys à rappeler que la critique d’Orwell reste une critique de gauche engendre donc un certain malaise.
Voir par exemple « Sous les pavés de l’enfer utopique » de Roland Lew et Hubert Galle (in revue « Science Fiction » n°2, éditions Denoël, juin 1984) ou « D’un 1984 à l’autre : Angsoc et Plamod » de Jean Chesneaux (in « Univers 1984 », éditions J’ai lu n°1617, 1984).
Voir “Crick” (op. cit.) page 305.
Raconté par la poétesse Stevie Smith dans « The Holiday » (1949), cité par Crick (op. cit.) page 374.