Oui ! Mélenchon est un vrai démocrate !
Juillet 2024, la France est dans le chaos : c’est la fête aux élections, au grand rendez-vous «démocratique». Le peuple choisit ses représentants dans un système de décision «pacifié.»
Les élections européennes n’ont pas donné un résultat conforme. Le président dissous l’Assemblée nationale. Le rassemblement trotsko-stalinien a pris l’avantage grâce à l’indifférence de ceux qui se disent de droite.
Pourtant les observateurs s’étonnent que les «perdants» s’insurgent contre le résultat des élections, organisent des manifestations contre le résultat de l’exercice de la démocratie, proclament qu’il faut faire barrage au choix des citoyens qui n’ont pas bien voté.
Certains partis participent au vote et n’acceptent que les résultats conformes à leurs préjugés.
De manière anecdotique, le nouveau front populaire rassemble non seulement des partis officiellement respectueux des principes démocratiques bourgeois mais aussi une alliance sans précédent entre les trotskistes, de la «quatrième internationale», le Nouveau Parti Anticapitaliste, et les vieux routiers du stalinisme, dont, mais pas seulement, le Parti Communiste français.
La Démocratie en question
«Le mot “démocratie” soufre d'un excès de signification», écrivit Georges Burdeau. C’est le moins que l’on puisse en dire.
La Démocratie, représente le «Bien», une valeur indépassable, indiscutable apogée de la pensée politique, le moins imparfait. Et une autre lecture, non officielle même si tous les textes sont à notre disposition : c’est cette dernière version qui justifie blocages, séquestrations, dégradations, votes à mains levées dans des Assemblées Générales étudiantes sans légitimité, bousculades et insultes. Et pourtant, ils se réclament, sans rire, de la démocratie.
C’est bien connu, Winston Churchill l’a établi, le 11 novembre 1947 devant la Chambre des Communes : ainsi «la démocratie même imparfaite est le pire régime politique à l’exception de tous les autres».
Le 8 juillet 2024, le député du Nouveau Front Populaire, Manuel Bompard, déclare que le président de la République doit choisir son premier ministre parmi les siens car il ne peut pas ignorer le vote de millions de français. C’est bien, mais lorsqu’i s’agit d’un parti non conforme, le respect de la démocratie n’est plus impératif.
Ces deux conceptions s'opposent. Car nous ne parlons pas du tout de la même chose. Il y a une contradiction dans le mot même. Et c’est cette contradiction qui nourrit le totalitarisme au nom de la démocratie. Contrairement aux apparences, il n’y a pas incompatibilité.
Démocratie classique
Dans son célèbre discours, quelques mois après la terrible bataille de Gettysburg,1 Abraham Lincoln lance la formule à laquelle nous avons tôt fait d’associer la démocratie, priant que tous ces soldats ne soient pas morts en vain et «que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ne disparaisse pas de la terre.»
Pourtant, bien que beaucoup souhaite l’entendre, il ne prononce pas le mot de démocratie. Cette phrase a tant marqué notre histoire, que le cinquième alinéa de l’article 2 de notre Constitution affirme que le principe de la République française serait le «gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple.»
Or le mot «démocratie» est absent de tous les textes institutionnels américains : déclaration d’indépendance, «Constitution & Amendments», pas plus dans les «Federalist papers».
Les dictionnaires s’accordent en général (Littré, Flammarion ) pour définir la démocratie comme «un gouvernement où la souveraineté est exercée par le peuple.»
Dans la pratique, nous nous attendons donc à une société libre et à des pratiques permettant à chacun de s’exprimer, par des moyens garantissant des choix faits par des votes loyaux et excluant toute possibilité d’intimidation et de «droit du plus fort».
Dans la légende, nous sommes censés exercer notre volonté individuelle partout où nous pouvons le faire directement et nous déléguons provisoirement nos pouvoirs aux députés et sénateurs pour nous représenter au parlement.
La démocratie repose sur un malentendu
C’est au nom de cette fiction que nous sommes périodiquement convoqués pour élire des représentants censés appliquer les choix du peuple. Avec la propagande renouvelée à chaque occasion intimant aux «citoyens» de voter. Car «on s’est battu pour avoir le droit de vote, donc c’est indiscutable».
Personne ne remarque la stupidité des débats politiques : les concurrents sont invités à débattre et les commentateurs désignent celui qui a brillé. Le résultat de la joute oratoire n’est pas la raison. Qui a gagné ? Le plus habile, le plus démagogue, le plus charmant, le plus retors ? Pourquoi pas un tirage au sort ou ne pas organiser un duel ?
Les commentateurs de 2024 s’étonnent que des manifestations aient lieu pour contester les résultats des élections, bloquer des rues pour protester contre des événements qui ne nous concernent qu’indirectement, les fonctionnaires de tous niveaux dans la hiérarchie qui annoncent leur intention de ne pas appliquer les lois futures qui leur déplairaient. C’est au nom de la «démocratie en danger» que des actions de censure ont lieu dans nos universités sous couvert de la direction des établissements.
Mais comment peut-on affirmer que les grèves sont décidées démocratiquement alors que ce sont les minorités agissantes qui manipulent les assemblées générales ? Quel rapport peut-il y avoir entre la démocratie et le blocage des trains, des routes, des facs et autres ? Si l’on peut voter la grève, peut on voter le blocage et l’occupation ?
Une étymologie contraire
Contrairement à ce que l'on pense couramment démocratie ne signifie pas gouvernement du peuple : le suffixe -cratie vient de kratein, qui signifie être fort, l’emporter sur. S’il s’agissait de gouverner, nous devrions dire «démarchie», à l’exemple du mot «monarchie», construit à partir de -arkein, qui signifie guider, gouverner.
Le mot exprime bien dans sa structure, non pas l’action de gouverner, mais le fait de prendre le pouvoir. La démocratie est une dictature par étymologie même.
Quant à démos, ce n’est pas “le peuple” ; il peut représenter aussi bien une majorité, une minorité, un clan, une tribu, un prolétariat dans son ensemble ou plus simplement un prolétariat éclairé ou «conscientisé».2
Ainsi, dès sa conception, le mot est utilisé dans la plus totale ambiguïté. On fait passer la liberté pour ce qui est de la dictature. Tout le monde fait comme si la démocratie permettait au peuple de gouverner, alors que ce n’est pas ce qu’il dit.
Vu du marxisme
Les marxistes n’ont jamais cru à la définition de la démocratie communément acceptés par les partis «bourgeois». Pour eux, c’est d'abord une voie d’accès au pouvoir et ensuite un mode d’exercice de l’action politique : la vraie démocratie, donc.
1 Une voie d'accès au pouvoir.
Citant Engels, Lénine écrit :
« Une chose absolument certaine, c’est que notre Parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver à la domination que sous la forme d’une République démocratique. Cette dernière est même la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l’a déjà montré la grande Révolution française... »3
Lénine ajoute :
« Engels reprend ici, en la mettant particulièrement en relief, cette idée fondamentale qui marque comme d'un trait rouge toutes les œuvres de Marx, à savoir que la république démocratique est le chemin le plus court conduisant à la dictature du prolétariat. »
Pour les marxistes, il y a un Etat «parce qu’il y a « lutte des classes» et l’Etat est l’outil nécessaire au maintien de l’oppression. Pour supprimer la lutte des classes, il faut donc supprimer l’Etat.
Et il insiste : « On oublie constamment que la suppression de l’Etat est aussi la suppression de la démocratie, que l’extinction de l’Etat est l’extinction de la démocratie. »
La démocratie n’est donc pas une fin en soi, c’est un moyen pour prendre le pouvoir.
2 Un mode d'exercice de l'action politique
Encore Lénine :4
«La démocratie et la soumission de la minorité à la majorité ne sont pas des choses identiques. La démocratie, c’est un Etat reconnaissant la soumission de la minorité à la majorité ; autrement dit, c’est une organisation destinée à assurer l’exercice systématique de la violence par une classe contre une autre, par une partie de la population contre l’autre partie.»
Voici ce qu’écrit de manière concise Henri Lefebvre :
«La démocratie bourgeoise, formelle, libérale, porte en elle-même ‘une crise de transformation’. Cette crise peut se résoudre ‘réactionnairement’ ou ‘par un bond en avant’ vers le socialisme et le communisme.»
La démocratie change décidément de sens ; la classe dominante comme telle se voit éliminée ; l’Etat cesse d’être l’organe de la dictature déguisée en impartialité et camouflée idéologiquement. Les apparences et les illusions politiques tombent. Le peuple et son avant garde prolétarienne prennent ouvertement la direction des affaires, et les gèrent dans les sens de leurs intérêts qui se trouvent coïncider avec ceux de la nation, que ne représentent plus les grands capitalistes monopolisateurs.
3 Est-ce la fin de la démocratie ?
Oui et cependant non.
«C’est la fin de la démocratie bourgeoise, de son idéologie, de ses partis directement ou indirectement au service du capitalisme. C’est la liquidation plus ou moins rapide et violente (suivant l’intensité de la «réaction») d’une classe (la bourgeoisie) en même temps que d’un système économique (le capitalisme) et d’un Etat politique déterminé (l’Etat bourgeois, avec son appareil, sa haute bureaucratie, son système policier et juridique, etc.). Mais en même temps, c’est la gestion des affaires publiques de la nation dans le sens réclamé plus ou moins clairement par la grande majorité.»
«Donc cette transformation est l’accomplissement de la démocratie. Dictature du prolétariat (sur la bourgeoisie), fin de la démocratie bourgeoise, épanouissement de la démocratie, accomplissement des promesses faites par les démocrates bourgeois ou petits bourgeois, et jamais tenues, sont des termes équivalents.»
Cette phraséologie peut sembler dépassée : mais c’est l’exception culturelle française de garder une classe politique si imprégnée de l’idéologie marxiste, dans sa pratique.
Personne ne croit plus à la démocratie «formelle» à l’instar de la grande fiction de Bastiat. Lors du référendum du 29 mai 2005 portant sur le Traité constitutionnel européen, le «non» l’a emporté nettement. Les français ayant mal voté, le gouvernement et les «élus» ont suivi une procédure passant outre. Très démocratiquement, bien entendu, puisque la constitution a été respectée.
Plus personne n’y croit
La classe médiatico-politique s’obstine à entendre dans le mot son acception humaniste, tolérante, active et positive. Mais plus personne n’y croit. Suppression des élections à la sécurité sociale en 1996. Dans la plus totale indifférence. Pourtant la Sécu, c’est un budget considérable, les décisions prises par les administrateurs impactent la vie des citoyens de toutes les classes et de nombreuses manières.
Lorsque Jean-Luc Mélenchon s’exclame «la République, c’est moi !», il faut entendre : je suis la république démocratique, plus court chemin vers la dictature du prolétariat. C’est un vrai démocrate, c’est un bon léniniste. Il est sincère.
Les réactionnaires et les révolutionnaires quant à eux en font ce qu’ils veulent : la CGT du livre a pris le pouvoir dans les imprimeries parisiennes.5 Comme le syndicat représente les travailleurs, il serait antidémocratique de revenir sur l’avantage acquis du monopole de l’embauche. La simple évocation de l’éventualité est ressentie comme une «provocation intolérable», une atteinte à la démocratie. À cette démocratie.
L’apostrophe célèbre «Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire»,6 on le comprend, n’est pas un dérapage, mais bien plutôt une attitude mentale, une position philosophique parfaitement communiste et démocratique.
Avant la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l'URSS, les pays de l’Est s’intitulaient «démocraties populaires» : on voit qu’il n’y avait là rien d’étonnant.
La préférence des socialistes et des syndicalistes pour les assemblées générales, les votes à main levée, les «coordinations spontanées» trouve sa source dans cette idéologie, cette construction intellectuelle contraire à l’acception courante du mot.
La négation de l'individu
Jean-Jacques Rousseau, un des inspirateurs de la Révolution française, est aussi un des plus importants inspirateurs des despotismes.
«Ces clauses [du pacte social] se réduisent toutes à une seule, à savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits dans la communauté.»7
«Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre.»
Autrement dit, les éléments éclairés sont les porte parole de la volonté générale, même si chaque membre pris individuellement ne le sait pas encore, et doit donc se soumettre. Il n’y a pas lieu d’organiser des élections, de permettre à chacun de faire ou non la grève.
Vous êtes «aliénés» par votre famille, votre entourage, vos relations sociales, les rapports de production : comment pourriez-vous faire par vous-même vos choix et décider seul de votre avenir ?
Pour terminer, cette citation de Monique Vuaillat lors de son dernier congrès à la tête de la FSU (Fédération Syndicale Unitaire ) à La Rochelle en 2001 :
Il faut « profiter de la diversité de la FSU qui regroupe tous les personnels d’éducation pour réfléchir à une nouvelle étape de la démocratisation de l’enseignement : la prise en charge globale du jeune dans toutes ses dimensions : sociale, familiale, psychologique...»8
Démocratiser, pour la FSU et plus généralement pour les socialistes, ce n’est pas rendre accessible à chacun la culture, la politique ou des biens, c’est être pris en charge par la société.
Conclusion
La vulgate marxiste est au cœur des comportements politiques des partis et des syndicats. Elle a été absorbée, digérée et donc acceptée. Elle imprègne les choix et les commentaires des médias mais aussi une bonne partie de notre droit.
Jean-Luc Mélenchon est bien un démocrate, mais au sens «léniniste».
Le combat pour la démocratie, la liberté individuelle, le droit de chacun de s’auto déterminer en respectant son prochain est permanent. Les démocrates — au sens “libéral” — sont faibles car ils respectent le droit et détestent la violence.
La tentation totalitaire nous guette tous. Il ne faut y céder à aucun prix.
Que ce soit au nom de la race, de la nation, de Dieu, d’une classe sociale ou de quelque idéologie que cela soit, c’est toujours en dernière instance les individus qui sont écrasés. De droite ou de gauche, tous les totalitarismes sont frères.
Epilogue
Il y a un peu plus d’une quarantaine d'années, je participais à une AG dans un amphi bondé de Paris IX Dauphine : peu importe le prétexte de la grève de cette fois-là, il fallait savoir si oui ou non «le combat devait continuer».
La pasionaria de l'époque tient le micro avec autorité pour procéder au vote démocratique :
Pour la poursuite du mouvement ?
Les mains se lèvent.
Contre la reprise du travail ?
Les mains se lèvent. Les mêmes.
La grève est reconduite !
Nous éclatons de rire : la démocratie est en marche.
Alain C. Toullec
1, 2 et 3 juillet 1863, plus de 40 000 morts ou blessés.
Voir ici : le socialisme, c’est la guerre.
L’Etat et la révolution, Lénine, éditions sociales - Paris, éditions du progrès - Moscou 1972.
L’Etat et la Révolution, Lénine, point 6 du chapitre IV.
Mon exemplaire de L’Etat et La Révolution fut imprimé en Union Soviétique par une maison d’édition dépendant du parti communiste.
André Laignel, ancien ministre socialiste.
Du contrat social, Livre I Chapitre VI
Les Echos, 23 janvier 2001.