Bitcoin et le Théorème de Régression
Non, Bitcoin ne peut échapper au processus d'adoption monétaire.
Tabou du Bitcoin
Il y a quelque temps, au début de 2025, invité par la dynamique chaîne YouTube HowToBitcoin,1 j’osais affirmer devant une audience en majorité de bitcoiners que, même s’il présente beaucoup de qualités,2 Bitcoin ne peut prétendre au qualificatif de «monnaie» et que laisser croire le contraire constitue une duperie néfaste affectant l’immense majorité des aspirants à la Liberté que sont beaucoup de bitcoiners.
J’avais osé blasphémer, j’avais osé toucher au tabou et je devais donc en payer le prix avec un tsunami d’insultes et de pauvres arguments techniques croyant me contredire. Cette foule verbalement violente à un point incroyable a fini de me convaincre que le phénomène du Bitcoin est tout sauf rationnel, ce qui est bien triste. Il y a désormais trop d’intérêts en jeu. Le slogan “HFSP” — Have Fun Staying Poor — dit tout ce qu’il y a à dire : il n’y a pas d’argument, si ce n’est celui d’une cavalerie qui doit galoper “quoi qu’il en coûte”. On est très loin d’une stratégie libertarienne pour faire la Liberté…
Pourtant, quelques rares bitcoiners ont reconnu la validité de mon propos. Ainsi, en direct en vidéo, BlackWalker expliquait pourquoi il partageait mon analyse. Bref…
Parmi les contre-arguments qui me furent avancés, il y a un article, publié en 2015 au Mises Institute par une étudiante de Walter Block. Cet article est brandi hardiment en drapeau par beaucoup de bitcoiners pour défendre leur idole. Il prétend, en substance, contester que l’on puisse faire référence au “théorème de regression”3 de Ludwig von Mises pour refuser au Bitcoin le statut de “monnaie” — au lieu de “moyen d’échange”.
La suite de ce billet est consacrée à montrer que cet article ne tient en fait pas la route.
Moyen de Paiement
Après une introduction, la “Section II” de l’article prétend poser la question de fond quant à la violation, ou non, par le Bitcoin, du “Théorème de Régression” de Mises.
L’auteur, Laura Davidson (LD), biaise en fait son propos dès l’introduction, sans doute sans le réaliser, en posant du vocabulaire qui fait en réalité partie du désaccord que j’ai — comme beaucoup d’autres — avec elle et avec ceux qui adoptent sa thèse.
Ainsi, elle croit pouvoir poser qu’il est acquis par tous ou presque que Bitcoin serait un “medium of exchange”, un moyen d’échange, même si elle concède qu’il n’est pas encore (la) monnaie — car “money” ne se traduit pas par “une monnaie”…
«Most commentators agree that bitcoin is a medium of exchange—that is to say, there are at present market actors who willingly accept bitcoins in exchange for real goods and services, and then use them to buy other goods—but that bitcoin is not money, at least not yet, insofar as money is usually defined.»
Et elle complète avec une définition de “money”, qui hélas n’est pas en ligne avec celle de Carl Menger, qui le définit ainsi : «the universal medium of exchange», insistant donc sur l’unicité de la monnaie.
«[Money is] a general medium of exchange, acceptable to most people for purchases and sales.»
Fort bien. Quel serait donc le problème de vocabulaire ? Le problème consiste à poser a priori, sans plus de discussion, Bitcoin comme un moyen d’échange. Je conteste cela.
Quand on observe la fonction qu’assure — indiscutablement — Bitcoin, il s’agit d’un moyen de paiement. Ce n’est pas négatif : l’euro, le dollar aussi sont des moyens de paiement, et pas plus, ce qui ne les empêche pas d’aider le marché à fonctionner — certes, avec de nombreuses “défaillances” monétaires. Avec un euro, je paie mon boulanger, mais je n’échange pas : un billet de 5 euros n’est pas un titre de propriété.
Il en est de même pour Bitcoin : un Bitcoin n’est pas un titre de propriété. Pour s’en convaincre, c’est très simple : armé de mon petit (ou gros) Bitcoin, je me vois mal frapper à la porte de M. Satoshi pour réclamer, en échange de mon cher jeton, un lingot d’or, ou à la rigueur un lingot de platine, je ne suis pas difficile, dont je serais le légitime propriétaire. Car c’est cela que veux dire “un moyen d’échange”, voyez-vous…
En résumé, on ne peut pas poser comme hypothèse que Bitcoin est un moyen d’échange.
Retour à la Régression
Ce premier différend explicité, revenons à cette Section II qui s’intéresse au Théorème de Régression. LD pose la question fondamentale du théorème, selon sa vision des choses :
«According to these authors, bitcoin fits within the broad category of a medium of exchange.
So its presence in the market must either refute the theorem on the grounds that it has never been valued directly, and certainly not as a tangible commodity like gold;
- or, the theorem is intact. And this can come about in one of two ways:
(a) because bitcoin did indeed have some value prior to its becoming a medium of exchange, and
b) because the theory allows this value to involve an intangible good.»
Autrement dit, SI Bitcoin est un moyen d’échange, alors le fait de son usage conduit soit à remettre en cause le théorème, soit à reconnaître la valorisation de Bitcoin.
On comprend l’importance de la contestation du caractère de “moyen d’échange”, puisque dès qu’on accepte cette étiquette, on ne peut que remettre en cause Mises. Seulement voilà, Bitcoin est un moyen de paiement, mais pas un moyen d’échange.
Pas de valeur
On touche en fait à un point de fond que je soulevais lors de la vidéo avec HTB, que mon ami Laurent a soulevé de même avec sa vidéo géniale sur le BitViande : le satoshi — à ne pas mélanger avec le Bitcoin dans son ensemble, en tant que système — l’unité du système Bitcoin, n’a pas de valeur commerciale. Il n’y a pas de demande pour un satoshi en tant que tel, hors du contexte de Bitcoin. Ce qui est une autre manière de dire ce que j’explique plus haut, à savoir que le satoshi n’est pas un titre de propriété.
Pour s’en convaincre, c’est assez simple. Les bitcoiners sont en général d’accord pour considérer l’euro ou le dollar comme des devises fiat, parce qu’elles n’ont pas de contre-partie. C’est-à-dire parce qu’elles ne reposent sur rien de commercial, c’est-à-dire parce que ce ne sont pas des titres de propriété — car c’est cela, une devise fiat.
Mais pour acquérir mes premiers satoshi, il me faut donner des euros ou des dollars. Ces satoshis n’ont donc aucune valeur marchande qui leur soit rattachée. Ce qui, au passage, confirme bien que le Bitcoin dans son ensemble n’est pas une réserve de valeur.
Economie Manifeste
Pour conclure donc, il est inutile d’aller plus loin dans l’article, puisque ses hypothèses de départ ne tiennent pas la route : LD trompe son monde en faisant passer Bitcoin pour un moyen d’échange, mais dès qu’il est requalifié en moyen de paiement, comme l’euro ou le dollar peuvent l’être, le théorème de Mises n’est plus applicable, puisqu’on ne parle pas / plus de monnaie mais de fiat — oui, oui, les satoshis sont du simple fiat.
Pour aller plus loin sur le décorticage de Bitcoin, je suggère de lire le chapitre qui y est consacré dans mon livre Economie Manifeste, réalisé avec le précieux concours de mon ami Laurent Seiter. Voici un exemple des questions que nous y abordons :
Bitcoin est présenté comme supérieur à l’or sur le plan de l’inflation, de la dilution de sa valeur. La quantité de satoshis est strictement limitée, tandis que la production d’or augmente chaque année. Les «goldbugs» devraient-ils prendre cette dimension en considération, voire s’effrayer de la potentielle découverte d’un gisement d’or gigantesque ?
Spoiler : La réponse est : non, bien sûr.
Spolier again : Bitcoin est un phénomène social bien plus qu’une monnaie ou un moyen d’échange. Il est l’indicateur d’une prise de conscience grandissante du hold up mondial organisé par les états sur la monnaie et donc sur notre richesse et épargne. À ce titre, il est une excellente chose pour le monde. Mais il est aussi une énorme duperie.
Stéphane Geyres
Par exemple, Bitcoin est un excellent moyen de paiement permettant à presque tout le monde d’échapper à l’inflation due aux devises fiat (euro, dollar, etc.).
Ce théorème par régression, qui remonte en réalité à Carl Menger, apparaît dans The Theory of Money and Credit, paru en 1912.